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La Montagne en soi, par Bernard Amy
LA MONTAGNE EN SOI
Il n’y a pas deux vies d’alpiniste semblables, parce qu’il n’y a pas deux listes de sommets, de réussites et d’échecs semblables. En revanche, toutes les histoires d’alpiniste ont un point commun : leur commencement. Les débuts en alpinisme de Jean-Marc et Sempé, tels que racontés par Jean-Marc, pourraient sembler anecdotiques. Il n’en est rien. Ils sont remarquablement exemplaires. Ce que vivent aujourd’hui les jeunes gens qui découvrent l’univers de la haute montagne diffère peu de ce que nous montre le récit de Jean-Marc. Et il suffit de lire les nombreuses biographies publiées par les alpinistes depuis que l’ascension des montagnes est devenue un fait social, pour réaliser que tous ont vécu de la même façon leur « entrée en alpinisme »
Bien souvent, l’expérience déterminante est celle de la première ascension vécue comme une épreuve radicale et fondatrice. Véritable césure décisive dans une trajectoire de vie, elle marque une plongée soudaine dans une passion nouvelle. Mais elle peut aussi être l’aboutissement d’un long mûrissement au cours d’une enfance habitée par la montagne.
J’ai eu la chance de vivre mes premières années en Haute-Savoie, dans une maison dominée par l’abrupt versant d’une montagne aux formes parfaites. Pour moi, cette montagne a d’abord été démesurée, mille fois plus haute que les grandes personnes qui m’aidaient à faire mes premiers pas. J’ai pourtant fini par en atteindre la cime. Et le jour où, très jeune, j’ai pu plonger mon regard dans le vide immense de la vallée, et où surtout j’ai pu deviner, minuscules, les formes lointaines des adultes que j’avais laissés en bas, ce jour-là s’est inscrite en moi une expérience qui devait nourrir toutes mes courses en montagne futures. Du sommet de ma montagne, pour la première fois, je voyais le monde. Il était fait d’îles d’altitude qui s’échelonnaient jusqu’au lointain massif du Mont-Blanc. Sans le savoir, j’ai commencé là à devenir alpiniste.
Ma deuxième chance a été de débuter ma carrière montagnarde dans un autre massif plus lointain. Le massif du Mont-Blanc, s’il est le plus haut, n’est qu’une île étroite entourée de vallées, et des sommets de laquelle on perd difficilement de vue le monde d’en bas, le monde des hommes. C’est plus au sud, dans le massif des Écrins, que je suis véritablement devenu alpiniste. J’y ai découvert un massif qui, plus qu’une île, est un large archipel de sommets où l’on peut se croire, très loin des hommes, sur une planète montagne.
Mes parents habitaient alors à Aix-en-Provence. Un été, ils m’ont prêté un vélomoteur pour rejoindre des amis alpinistes près de Briançon. Il faisait beau le jour où j’ai remonté toute la vallée de la Durance, sac de montagne attaché sur le porte-bagages du vélomoteur. Le souffle qui passait sur mon visage était déjà un vent d’altitude. En pensant aux courses difficiles que je convoitais, je n’étais pas rassuré du tout. Mais en même temps, je sentais monter en moi une exaltation nouvelle. Je partais pour la grande aventure !
Bien sûr, avec l’alpinisme, j’ai aussi découvert les mille petites et grandes souffrances que suscite la fréquentation de la haute montagne, toutes ces épreuves qui parfois font douter du bien-fondé d’une telle passion : le froid des petits matins glacials, la fatigue des longues montées avec de lourds sacs à dos, la protestation du corps soumis à rude épreuve, les essoufflements dans l’air raréfié de l’altitude, la peur des chutes de pierres et des avalanches, l’anxiété suscitée par les difficultés annoncées, l’appréhension de la chute, l’affrontement du mauvais temps, l’angoisse diffuse causée par la venue de la nuit ou de l’orage, et surtout l’idée toujours présente de l’accident qui peut faire basculer le jeu lumineux du côté sombre de la vie. Tous ces petits héroïsmes peuvent susciter l’admiration. Mais ils peuvent aussi laisser penser que l’alpinisme est une forme de masochisme.
Il n’en est rien, bien sûr ! Les difficultés qu’oppose l’altitude sont simplement le prix à payer pour découvrir et vivre les exceptionnels plaisirs procurés par la pratique sportive de la haute montagne. Ils sont nombreux, ces plaisirs : émotions esthétiques suscités par les beautés du monde de l’altitude ; valeurs de l’effort sportif et de la maîtrise technique ; émotions liées au sentiment de plénitude et à la découverte des limites psychologiques ; solidarité de la cordée et reconnaissance sociale du groupe de pratiquants ; impression de fusion avec la pleine nature et l’univers minéral de la montagne ; courage de la prise de risque raisonnée et assumée ; développement de l’esprit d’entreprise et d’initiative ; apprentissage de l’autonomie et de la responsabilité ; sentiment de liberté ; recherche des limites physiologiques et de l’endurance physique ; sentiment de ressourcement physiologique et psychologique que certains vont jusqu’à voir comme une purification et un rachat ; et même parfois expériences d’états psychiques visionnaires.
Le paradoxe est que tous ces plaisirs pourraient être vécus dans d’autres activités sportives qui n’obligent pas à risquer sa vie. La question se pose alors de savoir ce qu’a de spécifique l’expérience de la montagne, ce qui justifie vraiment tous les sacrifices et les risques auxquels elle oblige. Pour répondre, il faut se souvenir que, généralement, l’entrée en alpinisme a lieu au moment du passage de l’adolescence à l’âge adulte, avec tout ce qu’il comporte de doutes et d’incertitudes. C’est bien souvent la période des malaises existentiels, des angoisses sociales, des indignations et des révoltes.
Ce que la montagne apporte comme aide, et que n’offre aucune autre activité de pleine nature, c’est une prise de hauteur, bien sûr d’abord physique, mais aussi psychologique. Gravir une montagne, c’est à la fois se placer au-dessus des autres et au-dessus du moi social laissé en bas. Là-haut, au sommet, l’alpiniste se retrouve, pour reprendre la belle expression de la grimpeuse Stéphanie Bodet, « à la verticale de soi ». Là-haut, la prise de distance symbolique d’avec les autres, permet de se sentir plus fort, et ainsi de se construire en renforçant l’estime de soi.
C’est tout cela, l’alpinisme: à la fois des moments difficiles et des plaisirs inouïs, des souffrances et des émerveillements, des moments de doute et des sentiments de puissance illimitée, des jours pitoyables et des jours où l’on monte vers le ciel. C’est la combinaison des valeurs sportives et symboliques qui en fait toute la spécificité. C’est aussi et surtout un rêve d’espace, de liberté et d’héroïsme capable de précipiter en nous, particulièrement au départ des courses difficiles, un mélange de peur diffuse et d’exaltation qui vient du plus lointain de notre inconscient, inscrit en nous depuis les origines de notre espèce, la peur et l’exaltation des premiers hommes qui partirent à la conquête de la planète. L’alpiniste étudie la paroi qu’il rêve de gravir, il regarde les montagnes qui l’entourent, et un bref instant il sait qu’il part à la conquête du monde.
Quand une personne qui ne connaît pas la montagne me demande pourquoi les alpinistes vont risquer leur vie sur les sommets, je lui explique que l’alpinisme d’aujourd’hui est l’aboutissement d’une longue tradition inscrite dans l’histoire des hommes. Je lui dis ce que j’ai déjà souvent répété: « Il y a en tout homme une part de lui-même qui regarde la montagne comme une terre familière, qui sait que l’alpinisme a été mis dans le cœur des hommes depuis toujours, et qui pressent qu’être alpiniste, c’est tout simplement accepter la montagne en soi. ».
Puis j’ajoute que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la montagne n’est pas un ennemi. Elle n’est qu’un miroir qui renvoie à chacun l’image trouble de cet autre lui-même que les doutes et les failles peuvent parfois pousser à des extrémités. À chacun, pour survivre, de comprendre ce que lui dit la montagne sur lui-même.
À chacun aussi de savoir maintenir l’équilibre fragile entre ses compétences et les aléas de la montagne, en sachant qu’il y aura toujours une part de chance. Le grand alpiniste Reinhold Messner, quand on lui demande quel a été son plus grand exploit, répond : « Avoir survécu ! »
Chaque année à Chamonix, pour souhaiter bonne chance à la nouvelle promotion de guides de haute montagne, le directeur de la formation, François Marsigny, leur adresse un ultime mot d’ordre : « Vous savez tout ce que vous devez savoir. Je n’ai qu’un conseil à vous donner : restez en vie ! » Il pourrait aussi leur rappeler la réponse lapidaire de l’alpiniste Georges Livanos à qui on demandait qui était à son époque le meilleur alpiniste : « Le plus vieux ! »
Souvent, au retour d’une course en montagne engagée, pour relâcher la tension qui nous a tenus une journée durant, j’aime dire en plaisantant à celui ou celle qui m’a accompagné : « C’est bien ! Nous sommes encore vivants, et nous tâcherons d’en faire autant la prochaine fois. ». C’est ce que j’ai dit récemment à Jean-Marc au retour d’une magnifique escalade difficile dans le massif des Écrins. Il a souri, et m’a dit : « Vivant ? Je le suis plus que jamais ! Tu te rends compte : je n’avais pas grimpé depuis quarante ans ! » Et il a ajouté : « Ce qui est formidable, c’est que tout est revenu, comme si ça datait d’hier. » Il me disait là tout simplement qu’être alpiniste, c’est pour la vie !
Bernard Amy