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La genèse du Projet Crocodiles par l'éditrice de l'album
En poursuivant leur rôle de passeurs, Juliette et Thomas veulent faire œuvre utile. Car en dépit des avancées récentes dont on peut se réjouir, le chemin est encore long pour faire changer les perceptions et les comportements.
Comment j’ai découvert le Projet Crocodiles
J’ai découvert le Projet Crocodiles en 2013 via les partages sur Facebook des tout premiers témoignages anonymes mis en bande dessinée par Thomas Mathieu : des récits de femmes victimes de sexisme ordinaire ou d’agressions sexuelles.
Même si ces histoires sont parfois dures et a priori déprimantes, elles m’ont fait du bien et j’ai éprouvé un sentiment de sororité. Consciemment, je savais très bien ne pas être la seule à vivre ce genre d’expériences, mais le fait de voir cette réalité concrétisée en bande dessinée a donné plus de consistance à ce sentiment.
L’envie d’éditer ces planches a suivi tout naturellement. Je souhaitais partager la parole des témoins le plus largement possible. C’est sous cette impulsion et grâce au talent de Thomas qu’est paru en 2014 un recueil intitulé Les Crocodiles, principalement centré sur l’espace public aux éditions du Lombard.
La genèse et les débuts
C’est en découvrant le documentaire de Sofie Peeters filmé en partie en caméra cachée, Femme de la Rue, que Thomas Mathieu a pris conscience des phénomènes liés au sexisme et non vécus par les hommes. Thomas s’est alors demandé si les femmes de son entourage vivaient la même chose : le constat fut accablant ! C’est ce qui a motivé Thomas à se lancer dans cette entreprise en franchissant une étape supplémentaire : créer un Tumblr avec appel à témoignages.
Une fois le Tumblr lancé, les réactions furent nombreuses. Beaucoup se réjouissaient de l’initiative et l’encourageaient, mais d’autres la critiquaient : Non, tous les hommes ne sont pas des crocodiles ! Non, toutes les femmes ne prennent pas mal qu’on les aborde dans la rue ! La drague, c’est flatteur !
À propos du choix de représenter les hommes en crocodiles, Thomas explique qu’il a voulu susciter l’adoption par tous, hommes et femmes, d’un point de vue de lecture féminin. La drague a bien sûr sa place dans les relations hommes-femmes mais il faut distinguer drague et harcèlement, et c’est la notion de consentement qui permet de faire la part des choses.
Une autrice pour le Projet Crocodiles
Thomas Mathieu est l’un des pionniers de l’appel à témoignages sur Internet sur le sexisme, mais juste avant, en 2012, était né le Tumblr Paye Ta Shnek2, afin de recueillir des témoignages du même type, publiés anonymement sous forme de citations textuelles. Sont nés depuis de nombreux sites « en miroir » consacrés à différents milieux : Paye Ta Police, Paye Ta Blouse, Paye Ton Gynéco, Paye Ta Fac, Paye Ton Tournage, Paye Ta Robe, Paye Ton Taf, etc. C’est avec tristesse mais aussi une forte empathie que j’ai lu le post Facebook de Paye Ta Shnek du 23 juin 2019 dans lequel Anaïs Bourdet annonçait qu’elle arrêtait.
Cet arrêt montre la difficulté qu’il y a à tenir ce type de Tumblr ; Thomas y a été aussi confronté. Le Projet Crocodiles a été très partagé et a fait l’objet d’attaques et de parodies plus ou moins douteuses. Au fur et à mesure de son travail, Thomas a souhaité s’associer à une autrice qui avait pu expérimenter le sexisme personnellement et de manière concrète.
Selon moi, il ne s’agit pas d’interpréter le partage du projet avec une femme comme un acte sexiste. Connaissant bien Thomas et sa volonté d’extrême respect envers les témoins et la cause des femmes, il a sincèrement voulu se mettre en retrait et partager avec une femme un projet qui la concerne elle et ses consœurs.
C’est Juliette Boutant qui a relevé le défi ! Juliette a pris pleinement possession du projet et s’est totalement immergée dans les témoignages et le travail de mise en scène. Elle a d’ailleurs réalisé la majorité des témoignages qui constituent les deux tiers du volume à paraître chez Casterman le 18 septembre 2019, lequel reprend les récits inédits réalisés par Juliette et Thomas après la sortie du premier volume.
Un deuxième album aux préoccupations plus englobantes
Ce nouvel album n’est pas une redite du premier. L’arrivée de Juliette et les mouvements #metoo et #balancetonporc ont permis d’élargir la problématique bien au-delà du « simple » harcèlement de rue. Des expériences de sexisme en milieu professionnel, au sein du couple, dans la relation parents-enfants, dans les rapports avec la police ou avec le corps médical sont aussi développées. Les hommes sont toujours représentés en crocodiles mais certains comportements sexistes adoptés par des femmes sont traités en vert aussi, pour souligner la misogynie intégrée par les femmes elles-mêmes.
Ils ont également choisi de présenter des planches plus didactiques et pédagogiques afin de prendre du recul par rapport aux témoignages et envisager des perspectives d’avenir. En poursuivant leur rôle de passeurs, Juliette et Thomas veulent faire oeuvre utile. Car en dépit des avancées récentes dont on peut se réjouir, le chemin est encore long pour faire changer les perceptions et les comportements. À la lumière de ces lignes, je vous souhaite une lecture éclairée de ce livre et vous encourage, toutes et tous, à participer à la lutte contre le sexisme, sous toutes ses formes.
Nathalie Van Campenhoudt,
Éditrice