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Interview
Archive Interview : Jirô Taniguchi et Sam Garbarski nous parlent de « Quartier Lointain »
Une conversation croisée entre l'auteur du manga culte Quartier Lointain et le réalisateur Sam Garbarski, qui a porté le film au grand écran.
Casterman : Jirô Taniguchi, comment vous est venue l’idée de Quartier lointain ?
Jirô Taniguchi : Tout a commencé par un rêve assez étrange… Dans ce rêve, je retournais dans mon enfance et je réussissais à déclarer ma flamme à la jeune fille dont j’étais amoureux au collège. J’ai brodé sur cette idée : la possibilité de retrouver sa vie et son corps d’enfant tout en gardant son esprit d’adulte. Avec évidemment toutes les conséquences que cela impliquerait et surtout cette question lancinante : si je remontais le cours du temps, profiterais-je de tout ce que je sais pour changer l’avenir ?
Casterman : Depuis sa publication en 2002, cet album a connu un énorme succès en France et en Europe, comment expliquez-vous cet engouement du public occidental ?
J.T. : Franchement, je n’en ai aucune idée. J’ai beau m’être souvent posé la question, cela demeure un merveilleux mystère. Au Japon, Quartier lointain a obtenu un Prix du Secrétariat à la Culture, mais n’a pas connu un succès public comparable. C’est d’autant plus étonnant pour moi que cette histoire se déroule au début des années soixante, dans un contexte très japonais. J’imaginais plutôt mes lecteurs à l’image d’Hiroshi, le personnage principal, un cadre moyen, un « salary man » d’une quarantaine d’années comme il y en a beaucoup à Tokyo. Que des Belges, des Français ou des Italiens puissent comprendre et apprécier un univers aussi différent des leurs, a été à la fois, un immense bonheur et une révélation.
Casterman : Sam Garbarski, qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter cette histoire au cinéma ?
Sam Garbarski : Ce n'est pas mon histoire et pourtant c'est tellement mon histoire ! Même si Quartier lointain se déroule aux antipodes, dans un pays et une culture très différents des nôtres, ce manga véhicule des valeurs et une émotion universelles. Tout le monde ou presque peut s'identifier au personnage d'Hiroshi et se laisser emporter dans son voyage. Cela d'autant mieux que Taniguchi est parvenu à créer un climat étrange, épuré, poétique. L'aspect formel est crucial dans cette oeuvre : la mise en scène, les cadrages sont parfaits, les décors apportent une vraie profondeur et puis il y a le « mâ », ces instants suspendus où tout se dit sans parole. La vraie difficulté n'était pas de transposer l'histoire en France, mais de restituer au mieux cette dimension esthétique dans le film. Pudeur, émotion, retenue sont les mots clés que je me suis imposés pour raconter cette histoire.
Casterman : Qu'avez-vous dû changer dans l'histoire originale pour en tirer un film ?
S.G. : Le danger, c'était de rester esclave de l'oeuvre originale, de ne pas trop oser y toucher. Mais une BD n'est pas un story-board. Aussi parfaite que soit la narration sur le papier, elle ne peut pas passer telle quelle à l'écran. Je me suis donc progressivement approprié l'histoire, en changeant quelques détails et surtout en la recentrant sur son ressort dramatique : le départ du père. J'ai volontairement semé aussi quelques petites madeleines dans le décor, des scènes que j'ai vécues, des objets qui me sont chers. Il y a la montre de mon père, sa voiture, le genre de polo qu'il portait, la façon dont il tenait son verre… Il est mort, mais je l’aime tellement que cela m’étouffe encore par moments. Je lui ai dédié ce film. J’aimerais surtout que les spectateurs ne sachent pas trop, en sortant du cinéma, si cette histoire a bien eu lieu. Thomas a-t-il vraiment voyagé dans le temps ou a-t'il tout imaginé ? Sans faire du freudisme de comptoir, on peut voir Quartier lointain comme un travail analytique, une recherche de soi sans divan mais avec une plume.
Casterman : Jirô Taniguchi, qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans le scénario de Sam Garbarski ?
J.T. : Le fait que le personnage principal soit devenu un dessinateur de manga. Je craignais qu'un métier aussi spécifique puisse poser des problèmes dans le déroulement de l’histoire… Mais après avoir vu le film, j’ai même oublié qu’il ne l’était pas dans l’histoire originale ! La jeune fille dont il est amoureux est assez différente aussi. Dans le scénario, son personnage est plus fort, elle a de la répartie, elle ne se laisse pas faire et finalement, je dois admettre que cela passe très bien. Le manga original est fortement marqué par le contexte de l’après-guerre au Japon et j’ai beaucoup apprécié que le scénario en ait tenu compte et soit parvenu à le transposer en France, dans des modalités à peine différentes.
Casterman : Quelle(s) impression(s) gardez-vous du film ? Qu’est-ce qui vous a le plus touché ?
J.T. : Le film a retranscrit mon oeuvre d’une manière plus esthétique que dans le manga original. Le déroulement de l’histoire se fait avec un suspense approprié, une tension présente tout le long, et le rôle de la bande originale m’a beaucoup fait réfléchir. La musique du groupe Air permet de transmettre de manière plus réelle et plus forte les sentiments de chaque personnage, cela donne une vraie dimension artistique au film. J’ai été frappé par la force du paysage où s’est déroulé le tournage. Les décors alentour, le lac de Nantua, les contreforts alpins étaient magnifiques et jouent un rôle très important dans le film. C’est le genre de paysage qui donne du relief aux émotions et permet de raconter des histoires sans avoir besoin des mots. Pour moi, toute l’oeuvre est marquante, mais si je devais retenir une scène, ce serait évidemment celle des retrouvailles avec le père. Je retiendrais aussi le passage très émouvant qui n’est pas dans mon manga : celui où l’on voit Thomas enveloppé dans un drap blanc se jeter dans les bras de sa mère.
Casterman : Si comme Thomas vous pouviez revivre l’année de vos quatorze ans, que feriez-vous ?
J.T. : Je pense que j’aurais le courage d’aborder cette fille et de lui déclarer enfin ma flamme (rires). Je crois que j’en profiterais aussi pour davantage me cultiver, étudier… Je serais toujours mangaka, mais je me donnerais un peu de temps avant d’entrer dans la vie active. Je réalise aussi qu’à cet âge-là, il y a beaucoup de choses que j’aurais aimé dire à mes parents, mais à l’époque j’en étais incapable…Et finalement, c’est très bien comme ça ! C’est peut-être la leçon de cette histoire. C’est en découvrant qu’il ne peut pas changer le cours de la vie qu’ Hiroshi progresse.
S.G. : Je ne changerais probablement rien, c’est ce qui fait la beauté de cette histoire. Ou alors des détails, mais je ne toucherais pas à l’essentiel. Quatorze ans c’est l’âge où l’on prend conscience de beaucoup de choses et où on les ressent un peu autrement parce qu’on est en passe de devenir un homme. En fait, j’aimerais tout revivre.
Entretien réalisé par Stéphane Jarno.