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Archive Interview : « L’Horloger du rêve », entretien avec François Schuiten et Thierry Bellefroid

La lecture de L’Horloger du rêve laisse un sentiment de livre-somme, comme si vous aviez éprouvé le besoin de récapituler la totalité de votre parcours…

François Schuiten : Je me suis rendu compte que beaucoup de gens ne faisaient pas le lien entre mes différentes activités. Ceux qui me connaissaient comme scénographe ou par mon travail pour le théâtre ou le cinéma n’étaient pas forcément familiers de mon parcours d’auteur de bande dessinée, et réciproquement. Nous vivons dans une société qui compartimente, qui cloisonne, et j’ai toujours pensé que c’était dommage. Dans l’univers de la création, il est rare qu’on soit uniquement peintre, uniquement sculpteur, uniquement dessinateur ou autre. Les pratiques sont en général plus composites, et la marche du monde tend de plus en plus vers l’interpénétration des disciplines artistiques, le mélange des genres, la fluidité. Je me sens partie prenante de ce mouvement. Pour ce qui concerne mon propre travail, notamment la scénographie où bon nombre de créations, éphémères, ont vocation à disparaître, c’est ce que j’ai voulu montrer : relier tous ces espaces de création, montrer de quelle manière le virtuel de papier peut s’incarner en trois dimensions et inversement, bref faire la synthèse de toutes les facettes du rêve. Montrer que ces aventures artistiques, si différentes qu’elles puissent apparaître, participent au fond du même récit.

De quelle manière votre collaboration avec Thierry Bellefroid,  qui signe les textes du livre, s’est-elle organisée ?

François Schuiten : Contrairement à ce qui se pratique généralement pour ce genre d’ouvrage, c’est autour du texte que le livre s’est peu à peu construit. J’ai fourni à Thierry Bellefroid une énorme masse d’éléments, il a passé des heures et des heures à m’écouter en entretien, et ensuite nous avons structuré : à partir du texte que Thierry a rédigé, j’ai accompagné ce qu’il avait écrit par les choix d’images qui me paraissaient les plus pertinents, en m’efforçant de coller à ses mots le mieux possible. Au total, c’est près de deux ans de travail.

On est frappé par la profusion des images…

François Schuiten : Et encore, nous avons laissé de côté plus de deux fois ce qui est montré ! J’avais énormément d’images et de documents à ma disposition, choisir et trier s’est avéré extrêmement difficile.

Que dit ce livre, selon vous, que n’avaient pas encore dit vos livres précédents ?

François Schuiten : L’Horloger du rêve est une manière, inédite pour moi, de parcourir une bonne partie de l’éventail de mes aventures artistiques. Être au cœur des problématiques de la RATP, s’impliquer sur un film comme Mister Nobody, réfléchir à ce qu’est une Exposition Universelle… ce sont des expériences très différentes, parfois économiques, politiques, industrielles, culturelles, chacune avec des contraintes particulières, certaines d’entre elles avec des aspects imprévisibles. Mais toutes, à mon sens, gravitent autour du même thème : quels sont les enjeux de l’imaginaire aujourd’hui ? Que peuvent apporter les images d’un dessinateur, d’un raconteur d’histoires, à des projets du réel ?

À parcourir le livre, on a aussi l’impression que vous ne cessez jamais de dessiner… Est-ce pour vous une activité compulsive ?

François Schuiten : Oui, c’est très compulsif. Le dessin me permet de comprendre les chantiers et les missions auxquels je suis confronté, notamment dans le domaine de la scénographie. Parfois, lorsque j’entreprends un nouveau travail de création, je ne sais pas d’emblée comment prendre les choses. Dessiner m’aide à les appréhender correctement. Observer, puis retranscrire par la main… C’est une façon de s’imprégner de son sujet. On peut éprouver la crédibilité d’un projet par l’entremise du dessin, d’une certaine manière c’est très physique. Et dans ce cas, le dessin confirme ou infirme la faisabilité de ce qu’on entreprend. Il m’est même arrivé d’avoir de mauvaises surprises, et de voir mis en évidence, par le dessin, les incohérences d’un projet. Très utile, lorsqu’on est par exemple en situation de dialogue avec des ingénieurs ou des techniciens… J’ai vécu toutes ces créations comme autant d’expériences qui m’ont permis de grandir.

Est-ce comparable au travail que réclame la bande dessinée ?

François Schuiten : Non, pas exactement. Mais en revanche, la rigueur que je mets en œuvre dans tous ces projets me vient certainement de la bande dessinée, oui. Par son exigence et la multiplicité des savoir-faire qu’elle réclame, la bande dessinée m’a toujours beaucoup aidé à grandir aussi.

Comment votre pedigree d’auteur de bande dessinée est-il perçu lorsque vous abordez des projets de scénographie ou de décoration ?

François Schuiten : Il est souvent arrivé qu’il ne soit pas perçu du tout ! - c’est ce que j’évoquais précédemment lorsque je parlais de pratiques artistiques très compartimentées, très étanches les unes par rapport aux autres. Dans certains cas, je ne disais même pas que j’étais auteur de bande dessinée ; je le cachais, ou presque ! À Hanovre par exemple, lors de l’Exposition Universelle de 2000, je ne m’en suis pas vanté. Il peut y avoir quelque chose de très réjouissant à se présenter sur un projet avec les apparences de la virginité, à ne pas traîner derrière soi son passé d’auteur de bande dessinée.

On vous sait très concerné par les enjeux du dessin, sa fonction, son rôle. Quel regard portez-vous sur cet aspect de votre travail aujourd’hui, avec la dimension rétrospective qu’apporte ce livre ?

François Schuiten : La question de savoir à quoi sert un dessin continue à être pour moi une interrogation constante. Je me demande en permanence quelles sont les conditions de l’efficacité et de la crédibilité du dessin, tout en veillant à préserver sa charge d’imaginaire. C’est très motivant. Mais j’ai également conscience des fragilités qui surviennent avec les années. Le temps passant, on voit surgir les moments de relâchement, on se sent moins indulgent avec ses propres lâchetés. Ça peut parfois s’avérer un peu douloureux. Disons qu’on regarde l’heure plus souvent, c’est le sablier qui s’écoule…

La scénographie, la bande dessinée, l’animation, les décors pour le théâtre ou le cinéma… De quelle manière fait-on tenir ensemble des activités aussi dissemblables ?

François Schuiten : En fait, ça cohabite assez bien. La bande dessinée est un exercice tellement aride et exigeant qu’en comparaison, aller s’immerger dans l’ambiance d’un chantier pour s’imprégner d’un projet scénographique ou architectural peut apporter une formidable bouffée d’oxygène. Bien souvent, c’est une respiration salutaire. Et une manière, indispensable, d’aller se confronter à la réalité. Dessiner, au fond, ça ne marche que comme ça : il faut que ce soit physique ; que ça passe par le ventre, toujours, avant de s’adresser à l’intellect.

Avec une telle diversité d’expériences, y a-t-il aujourd’hui, a contrario, des créations que vous regrettez de ne pas avoir réalisées ?

François Schuiten : Disons qu’il y a des domaines où les rencontres ne se sont pas toujours faites, ou bien sont restées inabouties. Le cinéma, par exemple, n’est pas un lieu où j’ai beaucoup brillé. Le film de Raoul Servais Taxandria, pour ne parler que de lui, est un naufrage avéré. Mais un naufrage extraordinaire. C’est ce genre d’échec qui, paradoxalement, redonne beaucoup de valeur au métier d’auteur de bande dessinée, à sa discipline. En bande dessinée au moins, les enjeux sont clairs et simples… et à la fin il y a un livre.

Justement : quel sera le prochain ?

François Schuiten : Le projet s’intitule Revoir Paris et j’y travaille actuellement avec Benoît Peeters. On n’en dira pas davantage pour l’instant, excepté ceci : il ne s’agit pas d’un nouvel épisode des Cités obscures.

Propos recueillis par Nicolas Finet.

Cinq questions à Thierry Bellefroid : auteur des textes de L’Horloger du rêve, Thierry Bellefroid évoque sa complicité avec François Schuiten.

Quand ce projet a-t-il été conçu et dans quelles circonstances ?

Thierry Bellefroid : C’est François Schuiten qui me l’a proposé. Nous avons mis deux ans, environ, à le mener à terme. Il faut dire qu’un temps de maturation était nécessaire, vu la quantité de matière à traiter. Il a fallu décanter d’abord, tenter d’y voir clair, laisser les lignes de forces et les chapitres s’imposer. Mais il est clair que cette proposition, je ne pouvais la refuser. Pas seulement parce que j’aime l’œuvre. Mais aussi – et peut-être surtout – parce que j’apprécie l’homme, derrière l’œuvre. Ce livre, c’était aussi une histoire d’amitié. Pour le réaliser, j’ai différé des projets d’écriture plus personnels. Je ne le regrette pas. Il m’a beaucoup apporté, humainement et professionnellement.

De quelle manière avez-vous travaillé techniquement et en termes d’organisation ?

Thierry Bellefroid : François m’a inondé de documents. Des cartons entiers emplis de copies de dessins, tous inédits. S’y trouvaient aussi les dossiers incroyablement soignés, reliés par ses soins, qu’il avait réalisés pour différents projets scénographiques. N’importe quel collectionneur pourrait se damner pour les posséder ! En grand format, imprimés à l’italienne, ils sont comme des livres précieux, tirés à un seul exemplaire. Toute cette matière, il m’a fallu la digérer. Puis, l’organiser. De même que les heures d’entretiens que nous avions alignées durant nos vacances, il y a deux ans. Ensuite, l’idée était d’être la caméra au-dessus de l’épaule du créateur. François n’est pas intervenu pendant la phase d’écriture. J’admire la démarche qu’il a eue ; à aucun moment, il n’a fait passer ses images d’abord. Il a accepté l’idée de faire ce livre en partant du texte et en choisissant une iconographie au service du propos. C’est rare.

Etes-vous intervenu techniquement dans le choix des images et quelles sont, parmi celles que vous ne connaissiez pas a priori, celles qui vous ont surpris – et pourquoi ?

Thierry Bellefroid : Nous avons signé chaque page de L’Horloger du Rêve ensemble, non seulement François et moi, mais aussi le graphiste, Stéphane De Groef, qui a été associé au projet de bout en bout et qui a réalisé la maquette du livre. Stéphane a fait un boulot tout simplement magistral ! A côté de l’écriture elle-même, c’est-à-dire la narration, il a su trouver de son côté une écriture graphique unique. C’est un travail que l’on ne perçoit peut-être pas au premier coup d’œil. Nous avons organisé les pages une à une, toujours en partant du texte et en cherchant parmi les milliers d’images de François celle qui était la plus appropriée et la manière la plus efficace de la montrer. Stéphane scannait parfois pendant des heures, seul avec François qui piochait régulièrement dans ses réserves à la recherche de dessins inédits.

En quoi la réalisation de ce livre a-t-il modifié la perception que vous aviez de François Schuiten ? Qu’avez-vous appris à son propos que vous ne connaissiez pas auparavant ?

Thierry Bellefroid : Je pense que ma perception n’a pas fondamentalement changé. Je connaissais bien François avant de commencer ce livre et c’est sans doute la raison pour laquelle il s’est tourné vers moi. J’ai été conforté dans l’idée qu’il s’agissait d’un grand perfectionniste, habité par chaque projet qu’il mène. Mais ce n’était pas une véritable découverte. Je dirais que la plus grande découverte, on la fait quand on a la chance de côtoyer François Schuiten dans la vie privée. Quand on découvre son humour, sa légèreté, sa fidélité absolue en amitié, sa passion pour le jardinage très physique : toutes ces choses parfois insoupçonnables dans ses interviews ou son travail.

Quelle est selon vous la place qu’il occupe aujourd’hui dans la bande dessinée, et plus généralement dans le paysage de la création ?

Thierry Bellefroid : Je pense que François Schuiten a tracé – largement aidé par Benoît Peeters – une voie singulière. Beaucoup de gens ont tenté de faire du Hergé, du Franquin, imité Largo Winch ou essayé de reproduire tel ou tel succès. Parfois les auteurs eux-mêmes sont tentés de se dupliquer, de refaire le livre que le public a aimé. Schuiten n’a jamais été imité et ne s’est pas plagié, c’est une voix unique dans le paysage. Il ne semble avoir aucune limite, c’est quelqu’un qui rêve haut. Il ne se repose jamais sur ses lauriers, se met constamment en danger, au défi. Je le vois comme le plus grand auteur belge de l’actuelle génération.

Recueilli par N.F.

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