Interview

Entretien avec Craig Thompson

Quelles sont les racines de ce nouveau livre ?

J’ai commencé à le concevoir en 2011, après la sortie d’Habibi aux États-Unis. Je venais de découvrir l’essai Botanique du désir de Michael Pollan, sur l’histoire de quatre plantes qui ont modelé nos civilisations humaines, et je voulais à mon tour raconter une histoire depuis la perspective d’une plante, sans mettre encore une fois l’humain au centre. Mais quelle plante ? Je ne suis pas botaniste, pas plus que je ne suis jardinier. La seule plante qui a eu une place importante dans ma vie, c’est le ginseng : j’ai passé mon enfance à travailler, l’été, dans les jardins de ginseng, pour aider financièrement mes parents. Et plus j’y songeais, plus je trouvais intrigant cette idée d’avoir pris part à une activité agricole bizarre, dans ce trou paumé du Wisconsin qui se trouvait être au centre du commerce du ginseng avec la Chine. J’ai donc commencé à écrire une sorte de documentaire sur le ginseng, et peu à peu, l’élément autobiographique a fini par s’imposer. J’ai compris que la clé du projet, c’était le lien entre cette plante miraculeuse et ma propre vie.

Vous aviez évoqué votre jeunesse et votre famille dans BLANKETS. Vingt ans plus tard, votre approche a-t-elle été différente ?

Pendant des années, on m’a demandé de faire une suite à Blankets. À l’époque, j’avais conçu ce livre avec la naïveté et l’innocence de celui qui a 25 ans et ne pense pas être lu. Le succès de ce livre, mais aussi les années passant, mon regard sur mes parents notamment a changé : il s’est adouci, je les comprends mieux. Même mes sentiments vis-à-vis de ma ville natale ont évolué ! C’était un environnement étouffant, une petite ville rurale, isolée, où rien ne semblait pouvoir pousser, et que j’ai fui aussi vite que j’ai pu. Aujourd’hui, j’y repense avec un peu de nostalgie, et cela se traduit dans Ginseng Roots. Comme beaucoup d’Américains, j’ai l’impression de n’avoir jamais pu me fixer, de n’avoir jamais pu prendre racine quelque part. D’où viens-je ? Aux États-Unis, oblitérer son passé est un sport national. Et c’est encore plus vrai dans ma famille où mes parents, évangélistes born again, ont coupé les ponts avec leurs proches. Je n’ai jamais vu mes grands-parents. Alors il me semble parfois n’avoir aucune histoire, ni familiale ni géographique. C’est aussi ce parcours, à la recherche de mes racines oubliées, que raconte ce livre. Et quoi de mieux dans ce cas que de partir du sol et de ce qui y pousse ?

Faut-il voir un caractère métaphorique dans ces racines de ginseng, cachées sous terre et qui abritent le plus précieux de la plante ?

En effet. Pour Blankets, il s’agissait de retirer les couvertures pour dévoiler ce qu’elles dissimulaient. Pour Ginseng Roots, j’avais envie de coupler cette quête de racines avec l’évocation de cette plante étonnante, qui peut faire penser à la mythique mandragore avec son allure humanoïde et ses longues racines, comme autant de membres qui vont puiser dans la richesse de la terre. Dans la médecine chinoise, le ginseng est une des plantes les plus puissantes qui soient, capables de vous soigner de façon holistique, le corps comme l’esprit, et qui est donc l’objet d’un commerce très lucratif. Mais mon expérience, c’était moins cette dimension commerciale que sa production, la volonté des hommes de la domestiquer, d’en faire une monoculture à très haute densité, alors même que ce sont des plantes sauvages. Et il me semblait qu’il y avait là quelque chose qui, symboliquement, pouvait nous parler de nos propres vies : il n’est bon pour aucun de nous, plantes ou humains, de grandir sans biodiversité, d’être coupés du reste du monde. Après l’échec relatif de Space Boulettes, j’avais multiplié les projets avortés, je ne savais plus vraiment où aller. Il m’a fallu prendre du champ pour sortir de ma propre monoculture, et retrouver la passion de créer des bandes dessinées.

La question de l’héritage, culturel et intime, est très importante dans le livre. Que pouvons-nous faire de ce qui nous est légué ?

Dans mon cas, il n’y a jamais eu d’héritage matériel dans ma famille. Jamais. Il nous faut toujours recommencer de zéro. C’est donc autre chose dont nous héritons, une sorte de sentiment de classe, une conscience de notre pauvreté. J’ai mené près de 80 entretiens pour écrire ce livre, la plupart avec des fermiers pour qui j’avais pu travailler enfant et dont les familles cultivent du ginseng depuis plusieurs générations. Mais ceux dont je me suis senti le plus proche, émotionnellement parlant, ce sont des immigrés ou descendants d’immigrés. Parce que je pouvais reconnaître, chez eux, ce mélange entre volonté de réussir et respect de ses origines. Aux États-Unis, on ne peut pas vraiment parler de division entre classes sociales. C’est un sujet politique détruit au bulldozer par l’idéal du Rêve américain. Mais quand on vient d’une famille pauvre, ou d’une famille immigrée, il est très rare de pouvoir s’élever au-dessus de sa condition, et ce non-dit nourrit beaucoup de la crise politique que le pays traverse aujourd’hui.

 

Quel regard jetez-vous aujourd’hui sur cette enfance où vous deviez travailler durement dès l’âge de 10 ans ?

C’est un sentiment ambivalent. Si je n’avais pas travaillé dans ces jardins, je n’aurais jamais gagné le petit salaire qui nous permettait, à mon frère et moi, de nous acheter ces comics que nos parents ne nous auraient pas offerts. Et donc le fait que je sois dessinateur aujourd’hui est intimement lié au travail agricole de mon enfance. Et en même temps, quand je vois des gosses à la plage l’été, je ne peux pas m’empêcher d’être dévoré par l’envie et le regret de ne pas avoir eu ces moments de jeu et de loisirs. C’est comme un vide dans mon âme et, tout comme mon corps qui a sans doute été empoisonné par les produits chimiques qu’on utilisait dans ces jardins, mon esprit a lui aussi été intoxiqué par cette enfance absente. À la place, j’ai appris l’éthique du travail, l’amour des livres, et la capacité de créer sur papier les mondes imaginaires pour remplir mon quotidien décevant.

Pourquoi avoir placé le thème de la guérison comme fil rouge du livre ?

 J’ai dessiné une bonne partie de ce livre pendant la pandémie de Covid, à un moment où moi-même j’étais en souffrance physique et psychologique. Et j’avais le sentiment que les deux étaient intimement liés, que mon effondrement personnel n’était pas sans lien avec celui que je voyais depuis ma fenêtre. Comment regarder notre monde sans avoir envie de le réparer ? J’ai grandi dans une vision chrétienne, où l’homme était au centre de l’univers. Mais en réalité, nous ne sommes pas les héros. Nous sommes les grands méchants de l’histoire du monde, nous sommes des destructeurs, alors même que les plantes pourraient être vues, dans une perspective biblique, comme des anges réparateurs. Consciemment ou pas, j’ai conçu ce livre avec cette idée en tête, que les plantes pourront réparer le monde, et que nous devrions leur rendre grâce de cette possible guérison. La science commence tout juste à mesurer les capacités médicinales du ginseng, et c’est comme si nous redécouvrions aujourd’hui cette réalité dont nous nous sommes éloignés pendant deux siècles.

GINSENG ROOTS s’intéresse beaucoup à la culture asiatique à travers le ginseng. Était-ce un défi après avoir abordé la culture islamique dans HABIBI ?

Habibi a presque détruit ma carrière aux États-Unis, non pas à cause des réactions de la communauté musulmane, mais de celles des élites politiquement correctes qui m’ont accusé d’appropriation culturelle. Et ces critiques ont failli tuer dans l’œuf ce projet de livre autour du ginseng, car je n’imaginais pas connaître pareille fureur à nouveau. J’ai perdu confiance en moi, en mon dessin et mes idées. Il m’a fallu un voyage en Europe, et en France notamment, pour retrouver l’envie de créer ce livre, avec à la fois l’assurance que la réception serait différente, plus ouverte ici, mais aussi avec l’envie de répondre aux critiques américaines. Est-il possible d’écrire sur une autre culture que la sienne, quand celle-ci chevauche la vôtre, ce qui est la réalité de tout le monde sur Terre, désormais ? Est-il possible d’entretenir un dialogue respectueux, en proposant par exemple de la calligraphie chinoise dans les pages ? J’ai grandi dans un milieu où le racisme naissait de l’ignorance et du mépris. À la place, je propose l’appréciation et l’échange avec autrui, la biodiversité culturelle en somme.

Entretien par Julien Bisson

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