Interview

Entretien avec Fred Bernard (01/2016)

À la fin de La Patience du Tigre, Jeanne Picquigny et ses amis avaient gravi les montagnes de l’Himalaya à la recherche de l’éternité. Avec La Paresse du Panda, Fred Bernard nous propose la suite mais racontée par Lily, la petite-fille de Jeanne. Savoureux récit d’aventure teinté de sensualité, jeu entre les époques et les cultures, cet album envoûtant poursuit une saga familiale pas comme les autres, signée par un auteur au parcours unique.

 

Avec La Paresse du Panda, vous revenez avec votre héroïne fétiche, celle qui vous a poussé à faire de la bande dessinée, Jeanne Picquigny.

Jeanne est un peu ma Corto Maltese – je suis fan et je ne m’en cache pas –, sauf qu’elle voyage avec ses enfants et son homme.

Cet album constitue à la fois la suite de La Patience du Tigre qui se déroule dans les années 1920 et du plus contemporain Lily Love Peacock. Pourquoi ?

À la fin de La Patience du Tigre, Jeanne et les autres sont bloqués en Himalaya en 1925. Je voulais que Lily, la petite-fille de Jeanne, nous fasse découvrir la suite en lisant les carnets de Jeanne. Lily trouve chez Jeanne « la chambre à soi » dont parle Virginia Woolf, un lieu où descendre en elle pour se reconstruire. Elle s’enferme au manoir et se repose de l’agitation, de la compétition, elle lit les carnets de Jeanne, regarde les films que sa grand-mère a rapportés de ses voyages et s’en nourrit.

Album après album, vous bâtissez un impressionnant récit autour de la famille de Jeanne. Quel a été son point de départ ?

J’avais 32 ans quand j’ai commencé la BD, je cherchais un sujet qui me donne la force d’aller jusqu’au bout. Dès La Tendresse des Crocodiles, Jeanne a un fils, mon but était de construire une histoire courant sur plusieurs générations. Je voulais faire mes Rougon- Macquart vu du côté des femmes, mais attention, je n’écris pas de romans naturalistes comme Zola, je veux que mes lecteurs s’amusent ! En tout cas, je ne me suis pas trompé, treize ans plus tard, j’ai toujours envie de raconter l’histoire de Jeanne, Lily, leurs secrets de famille. Beaucoup d’éléments viennent de ma propre famille ou de personnages que j’ai rencontrés. Pour Jeanne, je me suis un peu inspiré de ma grand-mère… qui s’appelait pareil d’ailleurs. Ce n’était pas une aventurière mais elle a eu une enfance pas banale.

Malgré les voyages, pour Jeanne, le centre du monde reste un manoir en Bourgogne.

Oui, et c’est son refuge. Pour les aventures de Jeanne, je voulais faire de ce manoir mon Moulinsart. J’ai demandé l’autorisation à la propriétaire. C’est comme ça que Jeanne habite un endroit que je connais bien… je peux dessiner de tête les rues du village !

Dans les aventures de Jeanne, le besoin de laisser une trace, la transmission par l’écrit sont des notions importantes.

C’est naturel de s’accaparer des choses qui viennent d’en haut. C’est ce qui fait une lignée, un arbre généalogique cohérent. Lily est influencée par Jeanne qu’elle n’a jamais connue, juste par ce que sa grand-mère a laissé derrière elle. Le passé offre souvent des réponses aux questions d’aujourd’hui.

Au cours du récit, Jeanne cite justement l’écrivain et ethnologue malien Hamadou Hampâté Ba selon lequel « l’individu est inséparable de sa lignée ». Une affirmation qui trouve son illustration dans les ressemblances entre Jeanne et Lily.

De fil en aiguille, il y a une espèce de cohérence, des fatalités familiales. Lily a grandi toute seule, comme Jeanne, elle a aussi son lot de problèmes à gérer. Après, ce n’est pas une famille maudite, loin de là, ils ont une belle vie, je trouve !

Dans l’univers de vos personnages, le livre occupe une place déterminante…

Mes copains auteurs et moi sommes toujours plongés dans des livres. Internet ne remplacera jamais les bouquins. J’éprouve le plaisir du bibliophile mais je ne suis pas non plus un collectionneur. En revanche, Robert Love Peacock, le père d’Eugène, a une bibliothèque exceptionnelle. D’ailleurs, Eugène commence à en vendre en cachette… quel fils indigne !

Vous parlez de lui comme s’il existait… Vos personnages ont donc leur propre vie ?

Entre deux livres ils me manquent et je suis content de retrouver ma petite Jeanne, Eugène qui me fait marrer... Jeanne me plaît comme je la dessine, pareil pour Lily. Je suis trop attaché sensuellement à mes personnages pour laisser quelqu’un d’autre les dessiner ! C’est ma famille, je les aime, je les trouve poignants. Cela doit être agréable de passer une soirée avec eux.

La sensualité constitue un ingrédient déterminant des aventures de Jeanne. Est-ce pour vous un plaisir de montrer leur sexualité ?

Mes personnages font l’amour, ont des enfants et, oui, j’ai envie de les mettre à poil. Je la trouve belle, Jeanne. Comme les gens, mes personnages ont des libidos plus ou moins développées, certains se passent de sexe, d’autres en sont dingues. Jeanne, elle, est entre les deux. Elle fait pas mal de rêveries érotiques. Quand je mets une scène d’amour, ça n’est jamais gratuit, c’est toujours à un moment où elle produit du sens. Il y a dans mes albums tout ce qui constitue notre vie à tous : des moments sérieux, des moments d’angoisse, ceux où l’on fait les cons, ceux où la chair parle… Mes héros sont humains et tous fragiles.

Lily a une vie moins mouvementée que Jeanne. L’aventure se vivait plus intensément à l’époque de Jeanne ?

C’est évident. Lily est peut-être moins forte, moins romanesque, que sa grand-mère. En même temps, elle a déjà fait le tour du monde grâce à sa carrière de mannequin. Il reste des aventuriers modernes, ce sont ceux qui font de la recherche et s’intéressent à la vie dans l’espace. C’est pour ça que j’ai donné à Lily un amoureux astrophysicien. Pour revenir à l’époque de Jeanne, au-delà de la grande aventure, des palmiers et de l’exotisme, c’est le contexte politique d’alors qui m’intéresse, parce qu’éteindre les lumières du passé, c’est faire le lit des extrêmes au présent.

De manière générale, à côté de vos personnages féminins, vos protagonistes masculins comme Eugène Love Peacock, l’amoureux de Jeanne, font pâle figure. Pourquoi ?

Dans mes histoires, les hommes n’arrivent pas à échapper au poids de la société. Les filles, elles, s’en sortent par la création. Jeanne écrit et filme, Lily chante, écrit aussi. C’était important pour moi de partir des femmes parce qu’on les a mises longtemps sous le tapis. Même si ce n’est pas son but dans la vie, Jeanne brise les conventions, rue dans les brancards. Elle n’a besoin de rien ni personne sauf d’amour. Son seul problème c’est son homme finalement ! Eugène paraît risible et, en même temps, assure quand il le faut. Lily a le même problème avec les hommes que Jeanne. Et pour cause, elles sont avec des boulets, des boulets attachants comme à chaque fois avec les gens paumés.

Grâce au personnage de Victoire, la série se teinte parfois de fantastique. D’où vient ce goût ?

J’aime m’amuser avec ces phénomènes inexpliqués que la science finit un jour ou l’autre par élucider. Mettre du fantastique m’aide à prendre un peu de distance. La part de rêve me plaît – ma série n’est pas d’un grand sérieux, mes personnages s’en amusent et n’arrêtent pas de se vanner. Dans La Paresse du Panda, apparaît une créature qui rappelle les yokai vus dans les mangas ou chez Miyazaki. Et puis il y a Victoire, ce personnage qui a foi en l’occultisme et la magie. C’est la seule chose que je n’avais pas prévue : l’importance qu’elle a prise dans mon récit.

Comment construisez-vous les aventures de Jeanne Picquigny ?

Je commence par écrire dans des cahiers des saynètes dialoguées avec une ouverture et une chute. Après, je rajoute des petits wagons pour les accrocher les unes aux autres. Je sais ce que j’ai à raconter, mais je ne connais que les grands axes. Je pars du principe que les lecteurs doivent être surpris, quitte à être déroutés. Je suis tenté de modifier trop de choses en dessinant, si tout est écrit à l’avance. C’est parce que j’écris à mesure que je suis porté par la vague.

Gardez-vous de la place pour l’improvisation ?

Beaucoup. Je ne suis pas de ceux qu’un découpage précis va rassurer, au contraire ça va me paniquer, je vais me sentir enfermé. Déjà, mon dessin se prête bien à l’impro, j’essaie qu’il soit le plus naturel possible, toujours mouvant. Durant mes études aux Beaux-Arts, je ne me sentais pas illégitime mais je voyais bien que j’étais animé par autre chose que par le dessin pur. Pour moi, il sert à raconter des histoires.

Un indice sur la suite ?

Avec La Paresse du Panda, j’éclaircis certains mystères mais j’en mets d’autres en place. Comme je dis en plaisantant à mon éditeur, si je le peux, je raconterai les aventures de Jeanne jusqu’à la fin de mes jours !

 

Propos recueillis par Vincent Brunner

 

À découvrir :