- Accueil
- Bande dessinée
- Interviews
- Entretien avec Loustal (04/2016)
Interview
Entretien avec Loustal (04/2016)
Black Dog est un remake de Noir, publié par Jean-Claude Götting en 2012, qui signe lui-même ce nouveau scénario. C’est une démarche plutôt insolite…
Loustal : Nous avions fait ensemble Pigalle 62-27, et j’appréciais son talent d’écriture. Quelques temps après, il m’a proposé une autre histoire à laquelle je n’ai pas accroché. Ce n’était pas ma musique. Je lui ai dit « non ». En revanche, j’avais entrevu ce que je pouvais faire avec Noir.
Götting a expliqué qu’il avait fait Noir comme « une petite récréation en forme d’exercice de style. Et un hommage au roman et cinéma noirs. » C’est ce qui vous avait séduit ?
Loustal : Oui, mais je n’avais pas envie de me replonger dans les années 50 où Jean-Claude situait l’action. Cela renvoyait à une imagerie que j’ai beaucoup traitée, notamment pour Pigalle… mais aussi dans Le sang des voyous (2006). Ma référence, c’était un certain cinéma noir français de ces années-là, un film comme Bob le flambeur de Melville, ou un autre moins connu, Rafles sur la ville. J’ai pensé qu’il était possible de transposer l’histoire dans les années 70-80. C’est lié à des souvenirs personnels, notamment des voyages que j’ai faits là-bas. C’est la première fois avec ce livre que je mets en avant mon goût pour cette période. Et pour les films qui en sont plus ou moins le reflet, ceux de Scorsese, de Don Siegel et de Friedkin, des films que je revois encore avec plaisir. Je pense aussi à des films un peu antérieurs, datant de la fin des années 60, comme Tony Rome avec Frank Sinatra ou Détective privé avec Paul Newman. C’est le cinéma avec lequel je me suis éduqué, aujourd'hui il représente une partie de ma culture.
Comment avez-vous convaincu Götting de collaborer à cette nouvelle version ?
Je lui ai dit : « C’est comme si tu avais fait un film roumain muet en noir et blanc. Moi j’ai envie d’une production hollywoodienne » (rires).
On lit page 30 : « La villa était immense, et dans la piscine, une jeune femme aux lunettes de soleil trompait l’ennui et la chaleur en esquissant de vagues mouvements de brasse, sous l’œil d’un grand chien noir indolent, allongé dans l’ombre rare d’un transat. » On y est…
Loustal : Oui, je voyais une ambiance californienne, solaire,dans une intrigue de film très noir… Je suis architecte de formation. Le décor de mes histoires n’est jamais un simple fond d’image anecdotique. Au contraire, il joue un rôle important. L’atmosphère se dégage aussi des lieux, les extérieurs comme les intérieurs. L’espace où se déroule l’action conditionne forcément un peu le comportement des personnages. Je ne peux pas avancer dans une scène si je ne suis pas sûr du décor.
La documentation est donc importante.
Loustal : Essentielle ! Ça me passionne ! Pour Black Dog, j’ai revu certains films. Au passage, cela m’a permis d’avancer dans mon casting des personnages : le « méchant » s’inspire de celui de En quatrième vitesse de Robert Aldrich. Mais il faut savoir limiter les recherches parce que c’est sans fin
Jusqu'à quel point cherchez-vous à faire « du cinéma » en bande dessinée ?
Loustal : Ce n’est pas le but. Il s’agit plutôt d’influences. En même temps, j’aime les moments où je dois me poser
des questions de cinéaste.
Par exemple ?
Loustal : Le synopsis de Jean-Claude pour Black Dog était une proposition à partir de laquelle je pouvais commencer à gamberger pour réaliser le storyboard, le découpage scène par scène, plan par plan. C’est là que je résous les problèmes de cadrage, mais aussi la durée de chaque séquence : je peux dilater à volonté l’action, introduire même des scènes apparemment gratuites mais qui permettent de faire mieux percevoir l’essence même de l’histoire, comme dans Coronado (2009). C’était une nouvelle de Dennis Lehanne qui faisait dix-huit pages et que j’ai développée sur 90 planches. J’ajoute que j’ai toujours fait beaucoup de photos et de croquis de voyage qui peuvent me servir de repérages, comme ceux que l’on fait pour la préparation d’un tournage. La seule chose que je ne fais pas, c’est inventer une histoire. Tout le reste, c’est-à-dire la mise en scène, m’appartient.
Pourquoi n’écrivez-vous pas vos propres histoires ?
Loustal : J’ai essayé. Je faisais des illustrations pour Rock et Folk. C’était dans les divines années 70, l’âge d’or des revues comme Métal Hurlant, L’Echo des Savanes, (A Suivre). J’ai pensé prolonger mon travail d’illustrateur en écrivant des histoires courtes – en fait, des images reliées entre elles par des petits textes off. J’ai apporté à Philippe Paringaux, le rédacteur en chef de Rock et Folk, une vague adaptation d’une nouvelle de Boris Vian alias Vernon Sullivan, dont le titre était tout un programme : Les chiens, le désir et la mort !… Je l’avais réécrite et resituée sur la Riviera des années 60 dans un registre en vogue, un peu pop. Paringaux a proposé de la rewriter un peu. Le résultat était formidable. Rien à voir avec le travail laborieux que j’avais fait avec un dictionnaire de synonymes pour ciseler la phrase…
Depuis, vous avez publié neuf livres avec Philippe Paringaux. À la sortie du premier, New-York Miami (1980), un recueil de douze nouvelles, qualifiées de « cruelles, ironiques, parodiques » par le service de presse de l’éditeur, Les Humanoïdes Associés, qui notait : « L’ambiance, le décor tiennent ici une place capitale dans des histoires presque immobiles, où tout se joue dans des cadrages audacieux. » Qu’en pensez-vous avec le recul ?
Loustal : Que ça n’a pas vraiment fait l’unanimité (rires). La critique avait un leitmotiv : « Ce n’est pas de la BD ». C’est vrai que ça ne jouait pas le jeu des codes classiques. Je me considère encore aujourd'hui comme un illustrateur, un fabricant d’images qui a pris ses marques à côté de la BD. Je ne me vois pas adapter un roman de trois cents pages. En revanche, j’ai toujours le plaisir, quand je lis un texte, de voir une image apparaître au détour d’une phrase. Je garde un respect absolu pour l’écriture. En travaillant avec Paringaux, mais aussi avec Jerome Charyn (Les frères Adamov, 1991) ou Jean-Luc Coatalem (Rien de neuf à Fort-Bongo, 2004 et Jolie mer de Chine, 2002) et Tonino Benacquista (Les amours insolentes, 2010) il y avait une certaine ambition en filigrane : « produire » une forme de bande dessinée inédite et littéraire.
Qu’est-ce qui vous incite à entrer dans l’histoire imaginée par un autre ?
Loustal : Il y a une part d’inexplicable et pas de règle. Ce n’est jamais l’histoire en elle-même qui est le déclic, mais la manière dont elle est racontée. C’est pour cela que je ne travaille pas avec des scénaristes professionnels. Je recherche avant tout une musique de l’écriture. C’était le cas avec Le sang des voyous (2006), par exemple. C’était un roman inachevé de Paringaux. Il me l’a fait lire. Je suis tombé sur un paragraphe : « Il les tua tous. Les pistolets sautaient dans ses mains comme des bêtes enragées et des fragments d’os volaient à travers la fumée. Les douilles de cuivre rebondissaient sur le carrelage et les jumelles hurlaient de terreur tandis que le sang des voyous éclaboussait leurs robes jaunes. Même quand ses armes furent vides, Louis continua à tirer. » J’ai décidé de faire l’album pour ces quatre phrases qu’on a repris en quatrième de couverture de l’album.
Dans tous vos livres, vous jouez avec les clichés, les références à des genres très codés, que ce soit le film noir ou les aventures exotiques, le temps des colonies. Le risque, c’est la parodie, le second degré. Comment y échapper ?
Loustal : En étant au premier degré. Je préfère parler d’archétypes, mais un cliché, c’est une image très belle, très forte, qui a le seul défaut d’avoir été galvaudée.
Des années 30 à 60, et maintenant 70, l’action, dans vos livres, se situe toujours dans le passé. Pourquoi ?
Loustal : Ce que j’ai sous les yeux tous les jours ne m’inspire pas. En revanche, travailler sur le passé aide à recréer de l’imaginaire. Et puis je ne suis pas archiviste, je ne copie pas, j’adapte, je réinvente, en toute subjectivité.
Casterman réédite Barney et la note bleue, sorti en 1987 dont Francis Marmande, fameux critique de jazz, signe une brillante postface. Il évoque « un mouvement secret de l’image aux mots, ni poétique, ni précis, ni erratique. Simplement exact ». Il souligne « les détails précieux (une paire de chaussettes chic, des lunettes, un chien qui déteste les olives,une stricte attention à la blancheur des mocassins, etc.). » Il s’enthousiasme pour « cette nonchalance souveraine qui évoque Barney au plus près. » À la relecture, on se dit que c’est bien vu…
Loustal : C’est mon album le plus connu (rires). Je n’aime jamais savoir d’avance à quoi va ressembler un nouvel album. Là, j’étais en recherche mais j’ai posé quelques bases pour la suite. Sur le plan technique, je découvrais l’encre aquarelle qui permet de jouer sur les rendus de la couleur ce qui, pour moi, n’est rien d’autre que le traitement de la lumière. C’est le contraire du coloriage. Dans Barney, j’ai particulièrement travaillé les ambiances nocturnes, ces ambiances bleutées, électriques.
Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de ce vrai-faux biopic du saxophoniste français Barney Wilen, qui mêle des faits vrais avec de la pure fiction – Francis Marmande parle d’« un rêve » qui le « célèbre » mais « ne le raconte jamais » ?
Loustal : Au départ, le projet appartient totalement à Paringaux. Outre l’écriture, superbe, j’y ai vu une histoire noire sur le thème « Ascension et chute d’un petit
génie. » Je n’étais pas du tout féru de jazz, qui m’évoquait surtout des musiques de film. J’étais intéressé par l’esthétique jazz des années 50, reflétée dans les pochettes de disques. J’ai aussi beaucoup consulté la revue Mon film, des romans-photos reprenant les images d’un film en entier, en l’occurrence, ceux qui m’ont servi, Les Tricheurs de Carné et Les liaisons dangereuses de Vadim. L’album a été bien accueilli, et il a relancé la carrière de Barney Wilen qui était un peu oublié. Dans la foulée, il a enregistré avec succès un disque, La Note Bleue, une sorte de B.O. directement inspirée par les treize séquences de l’album. Cela a donné lieu, ensuite, pendant quelques temps, à une série de concerts couplés avec l’exposition des planches et des dédicaces du livre. Jusqu'au jour où sans explication, il a préféré mettre un terme à cette association concert-exposition. Ce n’était pas quelqu'un de vraiment facile, un taiseux…
En trente ans, votre style a évidemment évolué. Y a-t-il des albums que vous avez envisagé de « revisiter » ?
Loustal : Je referais volontiers le dessin de Coeurs de sable (1985). Il y a cinq ou six ans, j’avais proposé à Paringaux un remake de l’histoire courte intitulée La nuit de l’alligator, qui figure dans l’album du même nom. C’était comme un court-métrage où je voyais le potentiel d’un long. J’avais envie de me confronter à une imagerie que j’avais un peu négligée, et qui m’évoquait les romans de Faulkner sur le sud des États- Unis, ou un film comme Key Largo de John Huston. J’imaginais l’équivalent de mouvements lents de caméra, un rythme plus contemplatif qui convenait très bien à l’histoire. À ce jour, le projet n’a pas abouti.