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Interview
Entretien avec les auteurs d'Avaler la Lune
Avaler la Lune est une aventure en trois tomes et faite à trois mains. Comment s’est passée la répartition des tâches ?
Robin Cousin : Nous avons conçu le scénario avec Grégory de manière entremêlée, en nous racontant l’histoire à mesure qu’on l’écrivait. On a énormément travaillé l’univers, c’est sans doute ce qui nous a pris le plus de temps. Il fallait que tout soit cohérent scientifiquement, et même si on ne raconte pas tout, quand l’univers est creusé en profondeur, cela se ressent dans le design des machines, dans les paysages, ou dans les réactions des personnages. Je suis autant attaché à la cohérence de l’univers (les technologies inventées, leur impact sur l’histoire…) qu’à la mise en scène.
Grégory Jarry : Avant ce projet, j’ai publié beaucoup de bandes dessinées historiques et je me sers de cette expérience : de la même manière que la bande dessinée historique doit reconstituer le passé, pour moi, la science-fiction doit reconstituer le futur. C’est ce défi que nous avons tenté de relever avec Robin et Lucie : écrire une histoire qui se passe dans un futur crédible et cohérent. Pour ma part, je suis du côté de l’écriture et du récit, je veux que les personnages ne soient pas manichéens, que leurs actes soient limpides, et je déteste les deus ex machina. Par ailleurs, j’attache beaucoup d’importance aux dialogues, à leur légèreté et leur fluidité, je les retravaille pour ainsi dire jusqu’à la dernière minute.
Lucie Castel : Avec Grégory, nous avons pris l’habitude, lors de nos précédentes collaborations de travailler « en flux tendu », c’est-à-dire que le scénario est écrit à mesure que je dessine. Cette manière de travailler permet un dialogue entre scénario et dessin, et me laisse la possibilité d’être surprise par le récit, voire d’en influencer le cours, en posant des questions parfois naïves aux scénaristes, auxquelles ils répondent dans la suite du récit.
Ce premier album a une identité graphique forte avec un dessin qui est inattendu dans la science-fiction. Comment l’avez-vous construite ?
L. C. : Avec Grégory et Robin, nous sommes tous les trois grands amateurs de vulgarisation scientifique, ce qui a nourri mes recherches graphiques. Une des difficultés a été d’imaginer des objets technologiques basés sur des recherches en cours et de les transposer dans un futur lointain, où ils seront obsolètes. J’ai passé beaucoup de temps à chercher des images de ce qu’il y a de plus « futuriste » en architecture. Pour la base lunaire, je me suis inspirée d’un centre d’art à Arles, mais mon bâtiment était tellement aléatoire qu’il était impossible de le dessiner deux fois de suite. Je l’ai donc modélisé en 3D, ce qui m’a servi de référence pour mes planches. Dans mes livres précédents, les récits se passent dans des espaces que j’avais pu découvrir « en vrai », comme l’intérieur d’un voilier pour Vent debout. Dans Avaler la Lune, je dois dessiner la surface de la Lune ! Alors avant que j’y aille… (Je remercie au passage les réalisateurs de For All Mankind pour leur coup de pouce !). Je travaille souvent au crayon de papier, mais pour cette série-là, j’avais envie d’un trait plus lisse et je me suis pris de passion pour la plume de dessin technique, un outil qui trace droit, sans plein ni délié, et qui apporte une rigueur au trait quand je dessine les architectures et les éléments technologiques.
Votre histoire commence une fois que la catastropheest survenue, quand l’humanité lance les dernières tentatives pour se sauver. Qu’est-ce qui vous intéressait dans ce récit de fin du monde ?
L. C. : Les récits post-apocalyptiques ont souvent comme point commun qu’il reste encore des humains après la catastrophe. Nous voulions montrer que même après la catastrophe, les quelques humains toujours en vie étaient encore capables d’aggraver la situation. En fait, c’est le récit d’une deuxième apocalypse après la première. La question sera de savoir si la deuxième arrivera à son terme, et ce qu’il reste à raconter quand il n’y a plus aucun humain sur Terre. Mais ça, c’est pour le tome 3 !
Alors que nous vivons aujourd’hui dans un monde où les milliardaires de la tech nous promettent un avenir radieux grâce aux technologies, vous avez choisi, au contraire, de montrer le rôle ambivalent de ces entrepreneurs…
L. C. : On a voulu montrer l’absurdité de penser que la solution à la catastrophe écologique ne serait qu’une question technique ou technologique. Il nous semblait aussi intéressant de mettre en scène des responsables de la catastrophe pétris de bonnes intentions : ils souhaitent sincèrement sauver la planète, mais en voulant absolument tout contrôler, en étant incapable de changer leur manière de penser et encore moins leur mode de vie.
Pensez-vous que la science-fiction en bande dessinée puisse éveiller les consciences face à la destruction du vivant ?
R. C. : Est-ce qu’on éveille les consciences ou est-ce qu’on propose simplement un divertissement en attendant la fin de l’espèce ? Disons qu’on est sensibles à la tension entre raconter une bonne histoire et parler de choses qui nous semblent importantes aujourd’hui. On a essayé de ne pas s’enfermer dans le cynisme et de montrer qu’il y a toujours une bonne raison de se battre. Les récits peuvent changer notre manière de voir le monde, mais ça marche dans les deux sens : il y a beaucoup de contre-récits auxquels nous sommes soumis et que nous devons déjouer.
Avaler la Lune, c’est un titre énigmatique, pourquoi avez-vous fait ce choix ?
G. J. : Avant même de commencer le livre, nous avions ce titre en tête : il s’agit d’un clin d’œil à Avaler la terre d’Osamu Tezuka, fresque féministe et généreuse sur un groupe de soeurs déterminées, qui mettent fin au capitalisme. Notre livre est aussi un récit de fin d’époque et dans la lignée des grands voyages mythiques sur la Lune : De la Terre à la Lune de Jules Verne, Le Voyage dans la Lune de Méliès, Objectif Lune et On a marché sur la Lune d’Hergé. À mesure que nous avancions dans le scénario, nous avons fini par lui donner un sens non plus métaphorique, mais presque au premier degré : il est bien question, à un moment donné, d’avaler la Lune. Mais n’en disons pas plus !