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Interview
Interview : Laurent Astier, Xavier Dorison et Fabien Nury (09/2015)
Dans le chaos de juin 1940 et de l'exode, une bande de malfrats décide de s'emparer d'un stock de deux tonnes d'or oubliées par la Banque de France. Action, rebondissements, humour : un voyage jubilatoire sur fond d'exode en forme d'hommage à un certain cinéma français...
Xavier Dorison et Fabien Nury, Scénaristes
Quel a été le point de départ de Comment faire fortune en juin 40 ?
Xavier : On a eu envie de rendre hommage à ces films qu’on avait le droit de regarder exceptionnellement le dimanche soir quand on était gamin. L’idée, c’était de faire un mélange entre Cent mille dollars au soleil et Week-end à Zuydcoote, deux films de Verneuil avec Belmondo. On a pris la structure de l’un qu’on a mise dans l’univers de l’autre. Ça n’est pas de la comédie, mais c’est de l’aventure dans laquelle il y a de la comédie…
Fabien : Dans Juin 40, on est dans « l’aventure avec humour », et non dans la « comédie historique ». La différence est sensible, en général, dans le traitement de l’action et de la violence. Le genre « criminels en guerre » fait aussi référence au cinéma américain : Le Bon, la Brute et le Truand, Les 12 Salopards, De l’or pour les braves... Mais on pourrait aussi revenir à la BD, et citer Bernard Prince ou le cycle Chihuahua Pearl de Blueberry, parmi les classiques qui nous influencent : des histoires mouvementées et violentes, mais qui ne manquaient pas d’humour…
Xavier : On n’était pas du tout dans l’idée de raconter juin 40, la France sur les routes, le désespoir, la trahison des élites, la réalité en fait. On voulait faire une histoire d’hommes. C’est un terme très vague, et en même temps, on voit tout de suite l’idée. Lino Ventura, Gabin, le sable, la sueur, la Légion, ce genre... Eux la Résistance, la guerre, ça n’est pas leur problème. Leur problème, c’est comment mettre la main sur ces deux tonnes d’or.
À vous entendre, on a l’impression que vous parlez d’une seule voix. Comment vous êtes-vous partagé le travail sur le scénario ?
Fabien : On se connaît bien, maintenant, on fait un peu tout à deux, on discute et on avance scène par scène. En cas de doute ou de désaccord, on revient à ce qui était validé en commun, et on repart de là.
Xavier : Avec Fabien, on fonctionne en équipe. Et comme dans Juin 40, on raconte aussi l’odyssée d’une équipe, chacun a endossé naturellement son personnage préféré. En ce sens, Fabien était plutôt Sambio, le truand corse, et moi Franck Propp, le boxeur.
Fabien : Avant tout, on essaye, de définir une sorte de « charte », un style de découpage qui va se répéter sur l’ensemble de l’album. Je crois que nous sommes un peu plus directifs que la moyenne. Mais après, Laurent reste libre et fait beaucoup de suggestions et d’interprétations…
Laurent Astier, Dessinateur
Quelle documentation avez-vous utilisée pour restituer la période de l’exode ?
Xavier et Fabien m’ont donné leurs références, des films comme Cent mille dollars au soleil, Week-end à Zuydcoote, Les Tontons flingueurs, etc. J’ai lu des essais et regardé beaucoup de documentaires pour m’imprégner de l’ambiance, trouver des détails, des anecdotes sur cette période trouble. Et puis, pendant la préparation, j’ai aussi revu par hasard De l’or pour les braves avec Clint Eastwood. Dans ce film, comme dans Juin 40, il y a un aspect drolatique, un humour à froid sous une apparence de pur film de guerre. J’aime bien que les choses apparaissent quand on travaille sur un thème précis, comme si on entrait en résonance avec le monde.
Avez-vous créé les personnages comme des archétypes en faisant référence à des acteurs de cette période ?
Il fallait que les personnages soient des « gueules » aux traits marqués reconnaissables au premier coup d’œil dans une foule hétéroclite, donc qu’ils s’apparentent à des archétypes. Avec sa longue veste en cuir élimé Franck, le boxeur, a un côté ouvrier à la Gabin, mais physiquement, il s’inspire plus de Lino Ventura. Sambio, le truand corse avec des costumes à rayures à la Borsalino, a la beauté du diable d’un Delon. Kurtz, le déserteur allemand, pourrait ressembler à Jess Hahn avec sa tenue de mécanicien, et le commissaire Chabert à Pierre Fresnay dans La Grande illusion.
Où se situe graphiquement l’hommage au cinéma français des années 60-70 ?
Visuellement, l’hommage est plutôt dans la mise en oeuvre, les ambiances, dans la manière de découper et de monter. Le dessin doit faire appel à cet imaginaire mais sans copier, ni parodier. Il y a quand même une scène vers la fin dont les cadrages s’inspirent directement du Fauve est lâché avec Lino Ventura.
Cependant, votre dessin fait plutôt penser aux films noirs américains…
C’était la condition sine qua non pour ue le récit soit réussi. Si on coupe le son de Cent mille dollars au Soleil de Verneuil ou du Salaire de la peur de Clouzot, on voit un pur film noir américain comme Le Port de la drogue de Samuel Fuller ou Nous avons gagné ce soir de Robert Wise,pour le cadrage ou certains filmsexpressionnistes allemands comme M le Maudit de Fritz Lang pour lalumière. Depuis toujours, j’aime donnercette touche cinématographique àmon travail. Mais ce n’est qu’uneimpression sur papier. Car c’estde la pure bande dessinée.
Pourquoi avoir fait huit versions du story-board ?
Le récit, d’une très grande précision, nécessitait une mécanique implacable. C’est une sorte d’essence de récit de comédie d’aventure. Deux cases pourraient par exemple correspondre à plusieurs minutes de film. Il faut donc faire le choix le plus judicieux, le plus juste pour chacun des plans, chaque cadrage ou enchaînement de plans.
Comment se déroulaient les séances de travail avec les scénaristes ?
Fabien et Xavier voulaient vraiment que je comprenne les intentions cachées, le rythme, le tempo de l’humour, l’arrivée des gags, etc. Ils pratiquent une sorte de ping-pong mental de haut niveau, ils s’interpellent, se répondent, essayent de trouver la formule magique à chaque fois. Nous avons fait des séances de réécriture de chacune des scènes pour avoir un réglage parfait entre nous. Puis, une fois ce travail terminé, ils ont refait une lecture en jouant chaque rôle comme les réalisateurs de cinéma avec leurs acteurs. La première fois, j’étais un peu abasourdi, puis j’ai trouvé mes marques au milieu de ce duo de choc.
Vous utilisez beaucoup les plongées et contre-plongées. Qu’apportent-elles à la dramaturgie ?
Le récit d’aventure utilise toujours la dramaturgie des perspectives complexes pour donner du souffle, du rythme, de la tension. Dans Juin 40, je crois qu’on avait besoin de s’élever, de quitter parfois le plancher des vaches pour montrer l’ampleur du désastre humain ou, selon la situation, le côté pittoresque, picaresque des choses. Et en empruntant le point de vue de l’ennemi venu du ciel, on montre le danger immédiat avec, au sol, l’agitation des fourmis affolées.
Dans quel état sortez-vous de cette immersion d’un an en juin 40 ?
Même si ce sont des heures noires, les périodes de guerre font partie de l’imaginaire collectif et constituent un vaste terrain de jeux pour les raconteurs d’histoire ou les dessinateurs comme moi. Ça laisse essoufflé, en sueur, avec un goût de poussière dans la bouche, mais avec la même excitation, la même adrénaline qu’après un braquage réussi. Cet album m’a fait la curieuse impression d’être une somme de toutes les pistes que j’ai lancées depuis quinze ans. Pas un aboutissement, ni la fin de quelque chose, mais une sorte de jalon dans ma carrière.