Interview

Interview de Miles Hyman pour « La loterie » (09/2016)

Comment est né ce projet d’adaptation d’une nouvelle de Shirley Jackson ?

L’idée de travailler sur une nouvelle de ma grand-mère m’intéressait depuis longtemps. L’adaptation de La Loterie, considérée par de nombreux lecteurs comme son premier chef d’oeuvre, m’inspirait tout particulièrement. Cependant plusieurs problèmes se posaient. Adapter un texte aussi subtil, aussi puissant, soulève de nombreux défis, notamment liés à son format court et à son rythme. Dans La Loterie, la première gageure était de rendre visuelle la longue scène qui se déroule dans une sorte de huis clos. Il fallait créer une nouvelle démarche narrative afin de rendre l’histoire plus accessible visuellement. Ainsi par exemple, la première séquence muette s’est rapidement imposée à partir de quelques phrases du texte de Shirley Jackson : la rencontre entre les deux organisateurs de la Loterie la veille de la cérémonie. Ces premières images installent immédiatement un décor et donnent des informations clés pour la suite du récit. On comprend dès l’ouverture de l’album que cette vieille boîte noire renferme de mystérieux bouts de papier pliés, avec sur l’un d’eux une étrange marque noire... Sans explications laborieuses, le lecteur a tous les indices pour comprendre que ces objets vont jouer un rôle majeur dans l’histoire. C’est le genre de choix qui rend une adaptation graphique rigoureusement fidèle aux intentions et à l’esprit du récit original.

 Quelles furent vos motivations pour le choix de La Loterie ?

Cette nouvelle est à la fois très simple et très riche visuellement. C’était l’occasion de replonger dans un univers connu – j’ai en effet grandi dans le village où Shirley Jackson a écrit La Loterie en 1948 – tout en réinventant une Amérique presque prototypique pour qu’on puisse imaginer être dans n’importe quel autre village américain de l’époque. Bref, je me suis amusé à jouer l’ethnologue qui retourne dans son village natal pour y étudier la population ! Par son essence même, la bande dessinée, qui fusionne texte et image, était le medium idéal pour apporter une dynamique nouvelle et de la tension à cette histoire. Et ce qui me fait véritablement plaisir, c’est de pouvoir investir les atmosphères, les décors, de me concentrer sur les personnages et leurs émotions. Souvent le fait de rendre visuelle telle ou telle séquence met en valeur un sens caché ou insoupçonné d’un récit, comme si le simple fait de voir l’histoire au lieu de la lire dans sa forme originelle, permet de porter un nouveau regard sur l’oeuvre littéraire sans toucher à l’esprit de son contenu. C’est un travail passionnant, qui permet de rendre hommage à la création de ma grand-mère tout en développant mon propre univers artistique. Une autre de mes motivations était de présenter à un public francophone cette nouvelle peu connue mais considérée aux États-Unis comme étant son oeuvre phare. Je suis grand lecteur de ses romans, mais je dois reconnaître que Shirley Jackson est un auteur qui brille dans les formats courts. Elle a mis au point une écriture très maîtrisée, limpide et synthétique. De cette façon, elle arrive à maintenir le lecteur dans un état étrange : toujours un petit peu en manque d’information, mal à l’aise sans savoir pourquoi et légèrement inquiet dès les premières phrases de l'histoire. Elle avait ce talent très particulier pour créer des récits tout à la fois glaçants, dérangeants et pourtant si simples ! Ce n’est pas pour rien qu’elle est considérée comme une des grandes « masters » de l’horreur et du fantastique ! Je me réjouis du superbe travail fait par les Éditions Rivages, qui proposent depuis 2013 déjà avec Nous avons toujours habité le château et en novembre de cette année avec La maison hantée, des traductions de grande qualité qui permettent d’apprécier pleinement la magie du style de Shirley Jackson.

Quasiment concomitamment votre adaptation paraîtra en octobre aux USA ?

2016 est l’année du centenaire de la naissance de Shirley Jackson, aussi quand son agent a eu connaissance du projet d’adaptation de La Loterie, il a immédiatement pensé que cela serait une bonne idée de le publier aux USA, là où la réputation de la
nouvelle n’est plus à faire.

Pourquoi avoir distillé dans votre travail des pauses graphiques ?

À la relecture il m’a semblé important de donner au lecteur un regard plus large sur le décor, de faire un travail plus appuyé sur l’atmosphère de cette belle journée de juin qui commence dans un lieu à l’apparence si tranquille, voire bucolique mais qui va basculer en quelques instants vers tout à fait autre chose ! J’ai compris que l’album serait encore plus abouti si je prenais le temps par endroits d’investir un peu plus l’ambiance du village, la lumière, le maïs qui pousse, le visage des villageois qui attendent que démarre la cérémonie. Ces césures naturelles permettent au lecteur de se sentir «à la maison» en quelque sorte, comme s’il s’agissait d’un lieu familier, connu. C’est important, car cette fausse impression de confort va donner toute sa puissance à la scène finale, séquence qui devient d’autant plus choquante par son contraste avec l’ambiance de petit village paisible. Aujourd’hui je suis très satisfait de voir que l’album sous sa forme actuelle correspond parfaitement à mon souhait initial.

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