Interview

Sauvage : 3 questions à Yann et F. Meynet

Comment vous est venue l’idée de la série, et pourquoi avoir choisi le Mexique ?

Yann : Félix avait soif d’action, de panache, d’héroïsme, d’étendards claquant au vent, de belles charges de cavalerie, et mouillait sa liquette devant les uniformes des fiers hussards,  cuirassiers et dragons napoléoniens, avec une prédilection pour la période de l’occupation française en Espagne…

J’ai accepté sa suggestion avec des petits cris de joie… Je lui ai juste proposé de remplacer « le grand Napoléon » par « Napoléon le petit », de substituer le Mexique à l’Espagne, et de situer notre futur terrain de jeu dans un contexte dramatique et militaire beaucoup moins connu : l’abracadabrante expédition militaire de Napoléon III sur le continent américain (1861-1867), aventure insensée aux enjeux chimériques, nés du rêve colonialiste d’un monarque espérant étendre son empire jusqu’aux rives du Rio Grande…

Félix ne s’en est pas remis ! Mais au bout de quelques semaines de chaudes larmes, il s’est ressaisi, a fièrement bombé le torse, astiqué son sabre, boutonné ses guêtres et sa vareuse, ajusté son képi blanc et s’est plongé dans le fracas des armes, des crayons et pinceaux, avec la furia francese qu’on lui connaît !

Félix Meynet : Comme Yann l’a dit, je rêvais de grands espaces, d’uniformes rutilants et de moments épiques. Il m’a suggéré cette fameuse campagne du Mexique que nombre de cinéastes et d’auteurs de BD avaient déjà abordée, bien que de manière anecdotique, d’un point de vue étasunien avec, bien entendu, des Français cruels, veules et arrogants face à des Mexicains héroïques et désespérés, un peu fourbes.

Nous avons choisi de donner le point de vue français, dans ce contexte où les équilibres politiques se construisaient sur tous les continents pour le siècle suivant. De plus, un souci de santé m’a amené à changer de technique et la couleur directe était appropriée pour ces ambiances de western âpre, rehaussé par les teintes vives des dolmans des Chasseurs d’Afrique et les sarouals garance des zouaves. J’ai donc rangé ma documentation Premier Empire pour me plonger dans le Second, tout aussi foisonnant et riche visuellement, sans oublier les décors qui font la part belle à l’esprit « western » de la série.

 

Pourquoi ne pas avoir fait de la vengeance des Sauvage le fil rouge de la série ?

Yann : Le concept de vengeance me semble plutôt être un prétexte déclencheur à l’aventure, un simple argument de base, qui risque de s’avérer pénible à maintenir comme seul enjeu au-delà d’un premier cycle de trois albums ; à présent, nous bénéficions d’un décor et d’un contexte bien présentés au lecteur et d’une galerie de personnages bien typés ; le thème principal de ce second cycle est l’évolution de la personnalité de notre héros, pétri d’illusions et de principes chevaleresques, confronté à la sordide réalité du terrain, à la cruauté qu’implique tout conflit, toute guerre, tout choc de civilisation ; notre naïf Félix va devoir non seulement appliquer les atroces principes de la guérilla ou de la contre-guérilla : exécution sommaire des prisonniers, absence de scrupules, de pitié, amenant peu à peu un soldat à une perte de son humanité ; perte malheureusement définitive…

C’est un sujet rarement traité en bande dessinée grand public, où on habitue plus souvent le lecteur à suivre des héros courageux, bardés de principes nobles et élevés et parvenant à conserver leur grandeur d’âme en toute circonstance…

Félix Meynet : La vengeance est un thème récurrent qui permet au lecteur de s’immerger aisément dans l’histoire, avec ses codes et ses mécanismes. Du coup, le contexte historique peu familier de Sauvage et notre manière d’aborder ce thème nous permettent d’utiliser ce vecteur selon nos envies propres sans avoir à fournir de laborieuses explications sur la période, sur les motivations politiques ayant mené à cette situation, etc.

 

Dans ce nouveau tome, vous explorez un côté plus sombre de Sauvage. Pourquoi avoir choisi cet angle narratif, avec ce tournant religieux ?

Yann : Je n’arrive plus à croire aux romans, films et BD dans lesquels un personnage confronté aux pires aspects de l’humanité reste toujours inébranlable, ne ressent aucun dommage dans sa chair, ne conserve aucune séquelle face aux conflits, aux épreuves tragiques et autres aléas sordides de l’existence, et surtout, n’est jamais amené à devoir transgresser les codes éthiques de la « bien-pensance » bourgeoise dont nous sommes imprégnés depuis l’école maternelle ; pourtant, j’estime que pour un lecteur un tant soit peu exigeant, ce genre de fiction peut susciter en lui une réflexion positive, et l’amener à s’interroger sur certains choix qu’il pourrait être contraint de faire face à certaines situations hors des normes habituelles… Félix et Esmeralda ont tous deux subi des épreuves et ont été amenés à commettre des actes que leur bonne éducation ne les avait pas préparés à affronter alors que ce sont – ou c’étaient – des êtres doux, sensibles et bien élevés… À présent, tout peut leur arriver ; ils ont franchi les garde-fous de la morale et sont désormais situés dans le no man’s land de l’humanité, telles des sortes de tragiques « âmes vagabondes » !

Félix Meynet : Avec ce nouveau cycle, Yann me permet d’explorer les noirceurs de l’âme humaine confrontée à des situations extrêmes. Le vernis romanesque craque et la part d’ombre s’étend sur les personnages. Le contexte aventureux se transforme en laminoir pour ces âmes idéalistes. À moi d’envisager les transformations physiques des personnages, au fur et à mesure de leur implication dans l’horreur du conflit. Chouette challenge que m’offre là Yann... Bienvenue dans la partie la plus sombre des gorges déchirées de l’Échine du Diable !

À découvrir :