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Interview
Interview d'Aurélia Aurita et Benoît Peeters pour Comme un Chef
La genèse du projet
BENOIT PEETERS « À l’origine de ce livre, il y a plusieurs éléments. D’abord, la volonté de faire une comédie car, jusqu’à présent, mes histoires avaient toujours été sérieuses. D’autre part, je voulais écrire à propos de la cuisine. Il n’était pas question, au début, d’un projet autobiographique. Il me fallait cependant trouver une idée qui me corresponde. Je n’avais pas envie de refaire Le Gourmet solitaire de Taniguchi, bien que j’aime beaucoup ce livre. J’ai aussi apprécié le travail de Christophe Blain avec Alain Passard mais ça ne m’intéressait pas de me concentrer sur un chef. À un moment, j’ai repensé à mes aventures de jeune cuisinier, à ma passion de jeune homme pour la cuisine, aux repas préparés chez les gens… Voilà le sujet, voilà ce que je voulais raconter ! J’ai écrit très facilement une première mouture, qui était une sorte de longue nouvelle, et je l’ai fait lire à Aurélia Aurita. Elle m’a tout de suite envoyé des esquisses qui lui avaient été inspirées par certaines scènes. Je voulais quelque chose d’humoristique, de distancié, je pensais qu’elle était la dessinatrice idéale. J’étais intéressé par le côté stylisé qu’elle pouvait apporter, notamment pour me transformer en personnage de bande dessinée. À partir de là, tout s’est enclenché très vite. On a défini une méthode simple, j’écrivais les chapitres avec les textes off, les dialogues et quelques indications visuelles, mais je ne faisais pas de découpage. C’est elle qui me proposait un story-board dont on discutait. »
AURELIA AURITA « J’ai, pour ma part, principalement fait des bandes dessinées autobiographiques, c’est un matériau que j’ai l’habitude de travailler. Ce n’est pas non plus la première fois que je mets en scène la vie de quelqu’un d’autre. C’était déjà le cas dans Ma vie est un best-seller avec Corinne Maier. Bien que je ne sois pas le personnage principal, j’y mets beaucoup de moi-même, tout en essayant de me mettre à sa place, de voir à travers ses yeux. Avec Benoît, l’exercice était un peu plus facile car nous nous connaissons depuis plus de dix ans. Le point commun entre la collaboration avec Corinne Maier et celle avec Benoît, c’est la grande liberté d’interprétation qu’ils m’ont laissée, dans la mise en scène et le découpage. Et, dans les deux cas, j’ai eu un droit de regard sur le scénario. Une collaboration, c’est avant tout un dialogue. »
Le palais chromatique, représenter le goût
L’un des principaux enjeux et l’une des principales réussites de Comme un chef est de mettre les plats au centre du récit pour témoigner et communiquer toute leur saveur et toute leur beauté.
B. P. « Mon souci premier, dans cet ouvrage, était d’arriver à donner suffisamment d’individualité aux plats. L’amour de la cuisine est le sujet et, plus que l’idée, je voulais en transmettre la sensation au lecteur. Aurélia a trouvé des moyens très astucieux pour y parvenir. Dans le chapitre chez les frères Troisgros, par exemple, j’écris : “C’est l’éblouissement, comme Claudel à Notre-Dame”. C’est mon texte, bien sûr, mais elle choisit de le prendre au pied de la lettre pour situer le reste de la scène dans les vitraux et là… Je pense qu’on ressent ce qui se passe. »
A. A. « Cette phrase sur Notre-Dame a été le déclic qui m’a inspiré l’une des scènes les plus extravagantes du livre. À partir du moment où j’avais dessiné la cathédrale, la suite avec les vitraux est venue naturellement. Benoît avait écrit une description détaillée du menu des frères Troisgros avec, notamment, cet immense plateau de fromages. L’enjeu était de dessiner cette multitude de plats sans lasser l’œil du lecteur. Les vitraux, de par leur structure proche des cases de bande dessinée, étaient le support idéal. »
Afin de rendre au mieux les sensations gustatives, les auteurs usent d’un procédé aussi simple que fort, l’ensemble de la bande dessinée est en noir et blanc à l’exception des plats et ingrédients qui sont en couleur. Cette couleur vient alors donner un véritable rythme au récit. Elle est de plus en plus présente, bien sûr, à l’approche d’une scène de repas et contamine parfois le décor ou les personnages comme un plaisir qui irradie tout autour de lui.
A. A. « De toutes les sensations, le goût et l’odeur sont les plus fugaces. Elles sont pourtant très puissantes. Sentir une odeur peut nous replonger immédiatement des années en arrière. Mais il est très difficile d’analyser une odeur ou un goût. C’est là que la couleur est très importante. J’ai toujours vu le noir et blanc comme une esthétique plus cérébrale et analytique, tandis que la couleur, elle, participe directement à l’émotion. Un peu comme la musique, elle permet d’exprimer des émotions en se passant des mots et des concepts. »
Cette émotion des sens apparaît également au lecteur dans la simple gourmandise des auteurs que semble véhiculer chaque page.
A. A. « J’ai tout aimé dessiner dans ce livre mais ce qui me procurait le plus d’excitation et d’impatience, c’était de dessiner le saumon à l’oseille, de trouver la bonne nuance pour la croûte de la mimolette, parce que j’adore la mimolette (rires). Et les reflets ! J’ai adoré représenter l’origami de soja et le won-ton de roses avec jambon et eau de melon, car c’est là que j’ai le plus joué avec la transparence de l’aquarelle. J’ai fait des won-tons avec juste une toute petite touche de rose au milieu, je ne sais même pas si ce sera perceptible. On dit souvent que le diable est dans les détails mais peut-être le paradis aussi ! Il fallait vraiment que j’aie envie de manger ce que je dessinais. En tout cas, j’avais souvent très faim en dessinant (rires) ! »
B. P. « Si j’avais fait cette histoire avec quelqu’un qui n’est pas gourmand, ça n’aurait pas marché ! On ne peut pas dessiner des plats appétissants si on n’a pas envie de les manger ! Ce n’est pas une histoire érotique mais il y a quelque chose de cet ordre, un rapport au désir, au plaisir, à la sensualité. »
A. A. « C’est l’une de mes œuvres les plus organiques. Je la compare à Fraise et Chocolat parce qu’elle traite aussi des plaisirs de la chair. L’enjeu est pratiquement le même en termes de représentation graphique. Le plaisir sexuel, comme le plaisir gustatif, sont des choses qui sont difficilement analysables. »
Le goût retrouvé, chronique d’un temps perdu
L’autre défi relevé par cette autobiographie culinaire est de convoquer avec elle toute une ambiance, toute une couleur d’époque qui dépasse largement le sujet originel.
B. P. « Au cours de la conception de la bande dessinée, on s’est heurtés à une difficulté de taille : comment retrouver l’ambiance des lieux disparus ? Comment représenter des restaurants dont on ne trouve pas de photos, ou des plats dont il n’y avait plus de trace ? Or, je ne voulais pas du tout être vague. Pour la fin avec El Bulli, il nous a fallu croiser mes propres photos avec toutes sortes d’éléments trouvés sur des sites internet et dans des livres afin de reconstruire les cinquante plats du menu. »
A. A. « On pourrait presque faire une lecture parallèle du livre, rien qu’en regardant les plats. Comme un mini panorama de l’évolution de la haute gastronomie entre les années 1970 et nos jours. Quand on regarde les plats historiques des frères Troisgros, on a l’impression qu’ils sont gargantuesques. Aujourd’hui, le cliché sur les grands restaurants, c’est plutôt celui des portions minuscules avec des efforts démesurés au niveau de la présentation. On sent cette évolution à travers notre bande dessinée, avec l’exemple de Claude Peyrot, au Vivarois, où l’esthétique des plats était déjà plus travaillée, ensuite avec les tableaux culinaires de Willy Slawinski, pour finir sur les créations ludiques de Ferran Adrià… Cette progression s’est faite par degrés. »
Cette attention portée aux détails, cette volonté de reconstituer les menus, retrouver les restaurants qui n’existent plus, confère aussi à Comme un chef une certaine nostalgie. Cette impression est renforcée lorsque Benoît Peeters évoque la vie intellectuelle de la fin des années 1970 qu’il côtoie de près. Quelque chose a disparu, est-ce simplement la jeunesse du narrateur ou l’état d’esprit d’une génération ?
B. P. « Je pense qu’il y a aussi dans ce récit une expérience générationnelle. Celle d’un monde qui n’était pas facile mais où l’avenir était ouvert. Un monde où on avait le sentiment que la vie irait en s’améliorant. J’ai peut-être eu de la chance et j’étais très travailleur, mais il me semble, par-delà mon histoire personnelle, qu’une forme d’insouciance de ces années-là a disparu. Je passais d’une activité à l’autre dans la plus grande liberté. J’écrivais le mémoire sur Les Bijoux de la Castafiore sur la table où je servais à manger un peu plus tard. Tout participait d’un même mouvement, d’une même énergie : se détacher des parents, travailler de manière intensive, lire des livres difficiles, préparer la cuisine, ne pas avoir d’argent, brusquement en avoir et le dépenser de manière légère… Il y a enfin tout ce qui a disparu, mais dont je ne sentais pas, sur le moment, la fragilité. Quand j’étais étudiant de Barthes, ce n’était pas un vieux monsieur. Je ne me disais pas que le temps était compté. En participant à son séminaire, je n’avais pas l’impression de travailler : j’allais à une fête de l’esprit, un banquet spirituel. Le souvenir donne un poids particulier à tous ces moments dont on n’a pas senti à quel point ils étaient fugitifs. »